« L’enfer numérique » de Guillaume Pitron
Le numérique détruit la planète.
De nombreuses lignes ci-après, choisies pour leur précision, sont issues du Monde diplomatique
L’auteur s’interroge sur les conséquences physiques de la dématérialisation ? Comment les données impalpables pèsent elles sur l’environnement ? Quel est le bilan carbone du numérique ? Autant de questions que les utilisateurs d’outils connectés en tout genre ne se posent pas. Et pourtant, cette insouciance pourrait bien s’avérer insoutenable. Trois ans après sa formidable enquête sur les dessous des énergies vertes, « La guerre des métaux rares », Guillaume Pitron nous propose une enquête fascinante. Des lobbies poussent la démonstration: les technologies numériques sauveront la planète. C’est faux.
Voici la réalité : la pollution digitale est colossale, et c’est même celle qui croît le plus rapidement. Les dommages causés à l’environnement découlent d’abord des milliards d’interfaces (tablettes, ordinateurs, smartphones) qui nous ouvrent la porte d’Internet. Ils proviennent également des données (courriel sur Gmail, message sur WhatsApp, une émoticône sur Facebook, une vidéo sur TikTok) que nous produisons à chaque instant : transportées, stockées, traitées dans de vastes infrastructures consommatrices de ressources et d’énergie, ces informations permettront de créer de nouveaux contenus digitaux pour lesquels il faudra… toujours plus d’interfaces.
Nous ne pourrons bientôt plus contrôler l’impact écologique
L’industrie numérique mondiale consomme tant d’eau, de matériaux et d’énergie que son empreinte représente trois fois celle d’un pays comme la France ou le Royaume-Uni. Les technologies digitales mobilisent aujourd’hui 10 % de l’électricité produite dans le monde et rejetteraient près de 4 % des émissions globales de dioxyde de carbone (CO2), soit un peu moins du double du secteur civil aérien mondial.
Exemple saisissant
Jens Teubler, chercheur allemand, n’en revient pas. Il y a quelques années, il est « tombé en arrêt devant l’illustration d’un homme qui portait à la fois une bague de mariage de quelques grammes d’or… et un énorme sac à dos sur les épaules, correspondant à l’empreinte réelle de son alliance (tros tonnes). Cette image l’a marqué. Pour mesurer son impact environnemental, l’industrie s’intéresse surtout à ses émissions de CO2. Or cette méthode comptable éclipse souvent d’autres pollutions, telles que l’impact sur la qualité des eaux des rejets de produits chimiques.
Le « material input per service unit » (MIPS), c’est-à-dire la quantité de ressources nécessaires à la fabrication d’un produit ou d’un service
1 kilomètre en voiture et une heure de télévision mobilisent respectivement 1 et 2 kilogrammes de ressources. Une minute au téléphone « coûte » 200 grammes. Quant à un SMS, il « pèse » 632 grammes. Pour de nombreux produits, le MIPS peut révéler un ratio assez bas : ainsi la fabrication d’une barre d’acier nécessite « seulement » dix fois plus de ressources que son poids final. Ainsi, un ordinateur de 2 kilogrammes mobilise, entre autres, 22 kilogrammes de produits chimiques, 240 kilogrammes de combustible et 1,5 tonne d’eau claire. Le MIPS d’une télévision varie de 200 à 1 000/1 quand celui d’un smartphone est de 1 200/1 (183 kilogrammes de matières premières pour 150 grammes de produit fini). Mais c’est le MIPS d’une puce électronique qui bat tous les records : 32 kilogrammes de matière pour un circuit intégré de 2 grammes, soit un ratio de 16 000/1.
Et ce n’est pas tout
Parmi ces infrastructures bien réelles, les centres de données occupent une place de choix. Ces monstres de béton et d’acier confits de serveurs se multiplient au rythme du déluge d’informations produites par notre univers numérique : cinq milliards de milliards d’octets par jour, soit autant que toutes les données produites depuis les débuts de l’informatique jusqu’en 2003. De quoi remplir la mémoire de dix millions de disques Blu-Ray, qui, empilés, s’élèveraient à quatre fois la hauteur de la tour Eiffel. Une allumette, comparée à ce que généreront les centaines de milliards d’objets connectés à la 5G qui déferleront bientôt sur le monde. Il suffit pour considérer cette fuite en avant d’observer une simple trottinette électrique en libre-service.
Le plus grand centre de données de la planète s’étend dans la ville de Langfang, à une heure de voiture au sud de Pékin, sur près de 600 000 mètres carrés, c’est-à-dire la surface de… 110 terrains de football ! La consommation des centres de données en eau et électricité, nécessaires pour refroidir les machines, croît d’autant plus que les fournisseurs de services mettent tout en œuvre pour éviter ce que l’on appelle, dans l’industrie, un « noir complet » : la panne générale, due à un défaut d’alimentation électrique, une fuite d’eau dans le système de climatisation, un bug informatique…
Les technologies digitales sont le miroir de nos inquiétudes contemporaines, de notre nouvelle écologie angoissée. Elles portent néanmoins de fabuleux espoirs de progrès pour l’humanité. Avec elles, nous allons allonger l’espérance de vie des hommes, sonder les origines du cosmos, généraliser l’accès à l’éducation et modéliser les prochaines pandémies. Elles stimuleront même de formidables initiatives écologiques.
Pour la première fois dans l’histoire, une génération se lève pour « sauver » la planète, traîner des États en justice pour inaction climatique et replanter des arbres. Des parents soupirent d’avoir « trois Greta Thunberg à la maison », vent debout contre la consommation de viande, le plastique et les voyages en avion. Simultanément, cette cohorte recourt davantage que les autres au commerce en ligne, à la réalité virtuelle et au gaming. Elle raffole de la vidéo en ligne et ne connaît pas d’autre monde que celui des hautes technologies. Aussi faut-il abandonner toute candeur au moment de nous engager dans la grande bataille de ce siècle naissant : le numérique tel qu’il se déploie sous nos yeux ne s’est pas, dans sa très grande majorité, mis au service de la planète et du climat. Élément d’apparence évanescente, il est paradoxalement celui qui, plus que les autres, nous projettera au-devant des limites physiques et biologiques de notre maison commune.
Les liens qui libèrent- 15 Septembre 2021 –